Depuis quelques années, une obsession s'est emparée de notre
vie intellectuelle : le néolibéralisme. Reprise de livre en livre, de tribune
en tribune, l'idée selon laquelle l'enjeu essentiel de notre temps serait de
dénoncer
l'invasion des logiques néolibérales ne cesse de s'
imposer.
Le néolibéralisme,
nous affirme-t-on en effet, transformerait le fonctionnement du monde
contemporain. Il redéfinirait, bien sûr, les règles de l'économie. Mais plus
grave, il bousculerait l'organisation traditionnelle de la société. C'est tout
l'ordre social qui serait ébranlé par cette irrésistible lame de fond, et
toutes les institutions sur lesquelles il repose (l'Etat, l'école, la famille,
le droit, etc.) qui s'en trouveraient affectées :
réfléchir
sur ce qui se passe aujourd'hui,
établir
le diagnostic de notre présent, ce serait donc nécessairement
devoir
se
pencher
sur ces mutations, afin d'en
évaluer
les dangers et de
forger
des instruments pour leur
résister.
On aurait pu
espérer
que tant d'attention portée à un même sujet donne naissance à une production
particulièrement riche et inventive sur le plan des idées. Hélas ! Nous
assistons plutôt à une uniformisation et à une limitation de la vie
intellectuelle.
De la droite
(Marcel Gauchet) à la gauche pseudo-révolutionnaire (Alain Badiou), de la
gauche conservatrice (autour de la revue
Esprit
ou de la République des idées de
Pierre
Rosanvallon) à celle qui se présente comme radicale (autour d'
Antonio Negri et
de la revue
Multitudes), on voit
fleurir
des analyses quasi superposables, qui mobilisent les mêmes perceptions, les mêmes
grilles de lecture.
Et au coeur de
ce concert unanime où le réflexe tient lieu de pensée, on trouve, bien sûr, une
dénonciation de l'individualisme. Le néolibéralisme instaurerait le règne du
moi, de l'égoïsme, du repli sur soi. Il fabriquerait un néosujet,
l'homo oeconomicus, qui n'aurait aucun
sens de la communauté, du collectif et ne se considérerait plus comme membre
d'un groupe qui le dépasse : privilégiant toujours son intérêt particulier, il
n'accepterait plus de se
soumettre
aux exigences indispensables pour
faire ou
refaire société (les normes ou les valeurs partagées, la réciprocité). Le sens
du
"social", de l'
"institution commune", du
"vivre ensemble" lui serait étranger
: aujourd'hui, le
"nous "
serait subordonné au
"je".
Dans ce
portrait apocalyptique de nos sociétés que tant d'auteurs se plaisent à
brosser,
la critique des ravages du néolibéralisme économique passe vite au second plan.
Car ce qui est ici constitué comme l'enjeu principal, pour ne pas
dire
unique, c'est la remise en cause des carcans collectifs qui enserraient et
dirigeaient les actions individuelles.
La logique du
marché et de la satisfaction particulière se développerait au détriment de l'obéissance
à la morale, à la religion, à l'Etat, à la politique, etc. Ces instances régulatrices
perdraient leur force prescriptrice. Et cette insoumission généralisée aux
principes supérieurs aurait des conséquences désastreuses.
D'une part,
elle provoquerait une crise du
"lien
social" (la désaffiliation), du soin mutuel (le"care") et le
délitement des solidarités. Mais surtout, elle engendrerait une multiplication
des mouvements minoritaires, ces phénomènes pathologiques au sein desquels les
individus réclament des droits (on pourrait
appeler
cela... la démocratie) et où ils expriment leur refus de s'
aliéner
au monde du
"symbole" et de
la
"loi" au nom de leur désir.
Dernier échantillon
en date de cette litanie : l'ouvrage
La
Société des égaux (Seuil, 428 p., 22,50 euros), où Pierre Rosanvallon prétend
que le néolibéralisme engendrerait une
"décomposition
des démocraties-sociétés" ! L'individu néolibéral ne serait plus un
"citoyen". Ce serait un
"consommateur", et, par conséquent,
un
être
"diminué",
"a-social", qui ne se définirait
plus dans un lien avec autrui.
Et si cette désinscription
par rapport à l'ordre des obligations sociales a pu
être
perçue, un moment, comme émancipatrice, elle déboucherait au final sur un démantèlement
des institutions collectives : l'accroissement des marges de liberté
individuelle aurait été payé au prix d'une
"communautarisation
des singularités" et d'une
"destruction
du monde commun".
Loin d'
être
originale, cette manière de
voir
constitue en fait, depuis plusieurs années, l'évidence partagée dans tous les
secteurs de l'espace intellectuel et politique (ce qui nous imposerait
d'ailleurs de nous
pencher
sur un phénomène curieux : pourquoi des auteurs - ou, du moins des individus
qui se pensent comme tels - se succèdent dans l'espace public pour
écrire
ce qu'il est déjà possible de
lire
partout ailleurs et
dire des
choses mille fois dites et redites ?). On pourrait
citer
les écrits du sociologue
Luc Boltanski.
Mais l'on se
contentera ici de
mentionner
Alain Badiou.
Car l'auteur de
L'Hypothèse communiste
(Nouvelles éditions Lignes, 2009) perçoit lui aussi la situation contemporaine
comme marquée par une
"commercialisation
universelle", une
"crispation
identitaire", et une
"dilution
sociale ".
Et c'est la
raison pour laquelle il appelle à
ressusciter
l'
"idée communiste ", seule
capable selon lui de
favoriser
le sentiment de chacun
"d'appartenir
à un même monde" et le
"développement
du même", contre la dynamique négative, car singularisante, des
affirmations identitaires.
Evidemment, on
ne peut que
souscrire
à l'objectif apparent de tous ces discours :
dénoncer
les effets désastreux du néolibéralisme. Mais derrière cette louable intention,
se dissimule en fait un tout autre projet politique, particulièrement inquiétant,
et même potentiellement dangereux.
Quelle est en
effet la hantise qui traverse ce dispositif idéologique ? Ce sont moins les inégalités
que ce qui est désigné comme l'
"atomisation
de la société" et la pluralité. Par conséquent, la volonté de
reconstruire
le
"lien social", de
redonner
du sens à la vie en
"commun "
pourrait bien, sous couvert de s'en
prendre
au néolibéralisme, n'
être
qu'un effort réactionnaire pour
annuler
l'une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques :
l'individualisation et la différenciation des modes de vie, et la prolifération
des mobilisations minoritaires.
Dans les appels
à
restaurer
le
"vivreensemble" contre
l'individualisme, les
"valeurs
collectives" contre l'
"intérêt
particulier", le goût de l'échange et des humanités contre la
marchandisation se dissimulent des pulsions d'ordre, des aspirations
autoritaires fort peu conformes à ce que l'on est en droit d'
attendre
d'une théorie radicale - et même, tout simplement de la gauche.
Illustration
particulièrement symptomatique, l'ouvrage
La
Nouvelle Raison
du monde (La Découverte, 2009), de
Pierre Dardot et
Christian Laval
- qui coaniment, avec Antonio Negri, un séminaire intitulé "Du public au
commun". Leur texte, qui vaut surtout comme incarnation idéale - typique
du paradigme contemporain -, montre à quel point la critique du néolibéralisme
tend à s'
opérer
au nom de fantasmes de régulation et d'encastrement particulièrement régressifs
et effrayants.
Selon eux "l'affaiblissement de tout idéal porté
par les institutions communes" donnerait naissance à une "désymbolisation" générale. La
logique néolibérale détruirait les interdits qui structuraient le sujet. Elle générerait
une crise des "voies
normatives" et des transcendances "régulatrices".
Bref, tout se
passe ici comme si la dangerosité du néolibéralisme résidait dans le fait que, à
cause de lui, les individus étaient moins assujettis à la loi commune... et
profitaient ainsi d'une possibilité plus grande de
choisir
la vie qu'ils veulent
vivre !
On croirait
lire
du Benoît XVI :
"Le rapport entre générations
comme le rapport entre sexes, autrefois structurés et mis en récit par une
culture qui distribuait les places différentes, sont devenus pour le moins
incertains. Aucun principe éthique, aucun interdit, ne semble plus tenir
face à l'exaltation d'un choix infini et illimité. Placé en état
"d'apesanteur symbolique", le néosujet est obligé de se fonder
lui-même, au nom du libre choix, pour se conduire
dans la vie. Cette convocation au choix permanent, cette sollicitation de désirs
supposés illimités fait du sujet un sujet flottant : un jour, il est invité à changer
de voiture, un autre de partenaire, un autre d'identité, un autre encore de
sexe, au gré du jeu de ses satisfactions et insatisfactions."
Elaborer une
pensée de gauche aujourd'hui nécessiterait de
tourner
le dos à de telles incantations. Il nous faut
fabriquer
une nouvelle théorie critique, qui ne fonctionnerait pas comme une machine à
dénoncer
le matérialisme, l'individualisme, voire, tout simplement, la liberté, au point
de
faire
l'éloge de l'ordre, de l'Etat, de la norme collective. Karl Marx s'en prenait,
en son temps, à ce qu'il appelait la
"critique
précapitaliste du capitalisme".
Il nous faut
aujourd'hui
rompre
avec la critique prélibérale du néolibéralisme. Ce qui nous imposerait de nous
placer
résolument du côté du désordre, de la dissidence, et donc de l'émancipation.